TANT’ANNA
Tome 3 : Les chemins du printemps
Danielle Baudot Laksine
TANT’ANNA
Tome 3 : Les chemins du printemps
Danielle Baudot Laksine
J’endosse mon sac et je m’apprête à marcher, encore une fois, vers… Vers qui, aujourd’hui ? Vers le bonheur de quelle rencontre nouvelle ou familière, le long de quel chemin ? quelle olivette ? quel jardin potager ou quelle cuisine ?
Vers qui, à travers quel paysage d’ubac ou d’adret vais-je marcher en ce petit matin ?
Je n’ai crainte d’arriver trop tôt car mes amis sont déjà tous levés et prêts pour la journée, le bol de café vidé, rincé et retourné sur la pile.
Dans sa ferme des Plaines de Châteauneuf Tant’Anna, en ce moment, baigne sans doute ses pieds dans la bassine bleue émaillée emplie d’eau chaude, de javel et de sel gros. Gaby, son neveu et fils adoptif, nettoie l’écurie de la ponette pendant que Guiguite s’affaire à son ménage. À Opio, chemin du Moulin, Joseph Chastel soigne ses beaux légumes sous l’œil attendri de Nénette, et chemin de la Carrière, dans la première maison du père de Tant’Anna, Henriette Raybaud cuisine déjà pour toute se famille. Au Clermont, Auguste Dallo s’apprête à descendre au jardin “à l’heure des riches”, laissant Juliette nourrir les poules rousses.
Vais-je marcher vers Titin Camerano ? Il est déjà, j’en suis sûre, plongé dans un livre d’histoire tandis que Lulu “lève la faim” à tous les pigeons du ciel de Plascassier…
Vers qui vais-je marcher aujourd’hui ?
Vers François Thaon, le dernier berger d’Opio ? Non, car c’est l’heure de la traite des chèvres. Vers Yvette ? Vers Catherine du Château de Clermont ? Vers Anna Rondoni de Plascassier ? Vers Suzanne et Raymond Aimé, à la ferme des Moines ? Vers Berthe du Rouret, Jean d’Esprit ou Thomas Tubéreuse ? Au Bar-sur-Loup, vers Georges et Ange Pucci dans leur orangeraie ?
Vers Caussols à la rencontre de l’un des bergers, vers Vivi Raybaud, vers Henri Cadet, vers Tilou de Canaux ou Robert Vitry ?
Vers la ferme des Courmettes et Bruno le poète ?
Vers Tourrettes et ses cueilleurs de violettes ?
Vers qui vais-je marcher aujourd’hui ?
Quelques extraits :
Les parents et les grands-parents étaient respectés tandis que maintenant, les jeunes, pour se monter plus haut qu’eux, c’est les vieux qu’ils font descendre !
Ils leur marchent sur la tête, mais après tout je les comprends. Comment voulez-vous que les jeunes aient de la considération pour leurs parents quand ils les voient qui rêvent que de congés, de loisirs, et d’assistance ?
Tout ce qu’on leur apprend, c’est les loisirs.
Les politiques ils sont fiers de faire venir les journalistes et d’y dire : voyez comme on s’en occupe bien, des jeunes, écrivez, prenez les photos, filmez qu’on leur paye deux jours de ski, le tennis, le bateau à voile ! Aux jeunes, c’est comme de leur dire : amusez-vous bien, profitez-en vite parce que plus tard cette voile, ce ski, ce tennis, tout ces loisirs qu’on vous fait un peu essayer aujourd’hui, eh bien mettez-vous bien dans la tête que jamais plus vous en ferez puisque c’est juré que vous serez tous chômeurs, esdéèfes, érémistes et qu’alors vous pourrez pas vous les payer !
Alors le vieux et la vieille ils se posent le derrière sur une chaise, ils se mettent sur les genoux leurs mains inutiles, ils ouvrent le poste pour y regarder toutes les imbécillités, ils viennent gras. Ils sont propres, rangés, elle se salit plus le tablier ni lui les souliers…
La fille, le fils sont contents : “mes parents ils sont bien !”
Mais ils se meurent de l’ennui, les vieux ! C’est pas le travail qui vous plaît bien qui vous tue, et soigner des bêtes c’est pas seulement pour manger, c’est pour la compagnie ! C’est pour pouvoir se dire qu’à quelqu’un, même si c’est à une poule ou un lapin, on fait encore besoin. C’est l’angoisse qui vous prend quand on a trop de loisirs, tandis qu’en soignant des bêtes, jamais on se languit.
— Et comment ça, tu es plus vierge ?
— C'est pas ma faute, c'est le docteur, c'est le docteur…
— Quoi ! Ma fan de chichourle, qu'est-ce qu'il a bien pu te faire, le docteur ?
— C'est le docteur, quand il m'a fait l'appendicite…
— Ohou, tu me prends pour un imbécile ? C'est en te levant l'appendicite qu'il a été te chatouiller le cul ? Ah putane, tu te crois d’être une maligne mais moi on me couillonne pas.
À ceux qu’elle aime, qu’offre-t-elle d’autre que de l’amour ? Oh, par pudeur, elle ne l’exprime jamais en paroles, cet d’amour. Les mots d’amour de Guiguite, elle les offre en gestes secrets, en heures de travail, elle les fait pousser dans le potager, dans des jardinières, elle les arrose, les désherbe, les cueille, les dépose dans son panier, elle les mitonne puis les sort du four ou de la cuisinière pour les poser tout croustillants, dorés et parfumés devant ceux qu’elle aime, sur la nappe cirée.
Aux petits matins de janvier, genoux meurtris et mains rougies par le froid, voyez comme ils s’acharnent, nos voisins estrangers, voyez comme ils se la gagnent et se la méritent, la Provence… L’instinct de la cueillette, trouvant enfin à se satisfaire, les enfièvre. En vêtements boueux et huilés ils respirent la joie, retournés à la Terre pour quelques journées de jouvence tandis que le vent chante et danse, parmi les oliviers.