TANT’ANNA

Tome 2 : Les années grises

Danielle Baudot Laksine

Pour écrire un siècle d’histoire des paysans du pays de Grasse, migrants comme la famille piémontaise de Pierre, émigrants forcés à l’exil par les persécutions fascistes comme celle d’Olga de Perugia, ou provençaux de souche comme Oncle Jules et Tant’Anna, ce n’est pas dans l’eau de rose ou de lavande que je trempe ma plume !

C’est dans leur sueur, leurs ampoules, leur désespérance parfois mais aussi leur humour, leurs joies, leur courage et leur fier acharnement à poursuivre, contre la montée d’une civilisation nouvelle qui les lamine sous son rouleau compresseur, l’œuvre de leur vie.

Car il n’est pas toujours tout bleu, le ciel de notre Provence…

Voyez comme les vents contraires le tourmentent, comme s’y précipitent brutalement les orages, entendez leurs tonnerres dont les foudres pourchassent depuis des millénaires, jusque dans leurs abris sous roche ou leurs cabanes de pierre, les hommes indépendants, farouches et courageux qui gagnèrent centimètre après centimètre, en cassant à la masse les pierres et les roches des collines et montagnes, un peu de terre où semer quelques céréales, où nourrir des brebis et des chèvres.
Vos ancêtres, Tant’Anna...


Quelques extraits :

Vous voyez, le Piémontais, il a les cordes vocales faites pour le chant, alors la main à l'oreille, et allez… Et dire que maintenant personne chante plus et que si vous voyez quelqu’un mettre la main à l’oreille, c’est juste pour y brancher un téléphone!

Qui reverra les lavandières relever du dos de la main mouillée et rougie les mèches de leur chignon effondré ? En pleurant ou riant, elles se confiaient leurs secrets puis écoutaient les conseils des plus anciennes, qui avaient tout vu, tout vécu, et qui savaient si bien vous planter de l’espoir dans le cœur. Leurs soucis ? Elles les lavaient avec leurs draps, les battaient furieusement, les tordaient puis les rinçaient et les étalaient au soleil, pour les oublier là un moment, assises à l’ombre, sur le muret de belles pierres taillées. Elles remontaient ensuite vers le village, la tête chargée du poids terrible de la corbeille de linge encore humide, mais le cœur, la tête et les nerfs allégés et délivrés, tandis que les momos de l’âme, ainsi partagés en chaude complicité et transformés en rires, s’éloignaient vers la mer, emportés par la Brague avec la mousse du savon, la cendre ou la saponaire…

Enfin, les Italiens, on leur en voulait d’avoir été des faux-culs avec les Français, mais ils étaient pas trop méchants. Ça a été un passage moins dangereux qu’avec les Allemands.
— Eh bien moi, Tante, pardon de te couper, mais je suis pas d’accord avec toi. Je crois que l’Allemand, des fois, il faisait moins de mal que l’Italien qui pour du vin et des filles, vous m’avez compris ! Oh, des femmes racontaient comme ils les forçaient…
— Qué qué qué, forcées ? Ils étaient les occupants, les rois, et à l’époque c’était bien pareil que maintenant où certaines femmes, quand elles rentrent chez une personnalité, elles ont pas passé la porte qu’elles sont déjà déshabillées !

— Notre docteur Korn de Valbonne, qui soignait Jules, jusque lui, si les Allemands le prenaient ils le tuaient et pourtant c’était un très gentil homme, alors je me demandais : mais pourquoi ils veulent y faire des misères à ces gens-là ? Des fois aussi je pensais que c’était un peu faute de ces curés qui vous zinzannaient dans les oreilles que les Juifs avaient tué le petit Jésus… Non mais dites-moi un peu, qu’est-ce que ça veut dire, ça ? Y fallait être vicieux pour le dire et pas avoir deux sous de cervelle pour le croire, mais résultat, des petits de pas trois ans étaient massacrés pourquoi ils avaient tué le petit Jésus soi-disant ! Mais pauvres, ils étaient même pas nés, au temps du petit Jésus et de toutes manières à sa mort il était pas petit, Jésus, il était grand, il avait plus de trente ans!
Ah pauvre de nous, la religion elle se fait bonne que quand l’homme il est bon !

Léon, il a nourri le maquis !
Une fois les maquisards intégrés, c’était bien beau, mais pour pouvoir mener des actions il leur fallait des armes, et le manque d’armes était le plus gros problème des réseaux.
Oh, vous aviez des réfractaires qui étaient chauds du collier ! Ils bouillaient de se battre contre l’occupant et comme on dit : “ils auraient fait de la farine, si on leur avait donné des grains de blé !” Mais des armes ils n’en avaient jamais en suffisance, alors certains prenaient tous les risques pour s’en procurer.

Je retourne frapper, mais en vain, à la porte de Fine que je finis par trouver donnant l’herbe aux lapins.
— Vous aviez été dénoncés, vous étiez donc en total danger d’arrestation, de tortures, de mort peut-être alors pourquoi ? Pourquoi avez-vous continué ?
Elle pose sur moi son regard si limpide, comme étonnée, comme un peu choquée par ma question…
— Mais ils étaient jeunes, et ils avaient faim !
Alors je ne peux retenir mon émotion devant cette seule justification de tous les risques encourus, l’explication la plus belle, la plus simple, la plus évidente :
Ils étaient jeunes, et ils avaient faim !
C’est tout.

Y faut vivre, et que tu sois juif, catholique, musulman, protestant ou même pagan, y faut vivre pour ton sort. Avoir du chagrin, c’est sûr, et personne au monde y peut te lever ta grosse peine, mais je vais te dire - pourquoi je te sens que tu es un petit peu faible - pour ta maman qu’elle t’a mis au monde et qu’elle t’a soigné, pour ton papa, pour tes oncles, tantes et cousins disparus, il faut te redresser, toujours te penser que de là-haut ils te voient.

Les maquisards de la première heure, eusses on les entendait jamais se vanter !
Ils avaient souffert de trop et c’étaient pas des rigolos comme ceux-là qui allaient vers où soufflait le vent de la victoire ! Pas comme ceux qu’on avait vu sauter d’un coup de Pétain en de Gaulle, ces engagés de la veille du 15 août, ces résistants de la Libération qui sortaient de partout, racontaient que des balivernes, jouaient les dégourdis, et se faisaient un tas de réclame pour gagner des postes dans les mairies sans avoir jamais rien fait d’autre, comme résistance, que de s’enfiler vite fait le brassard pour rentrer dans Vence, Nice, Cannes ou Grasse sous les applaudissements…
Même maintenant y en a qu’ils se gênent pas pour défiler sans vergougne avec les vrais anciens combattants !

Ils la lui ont réquisitionnée pour transporter la deuxième équipe, celle de l’attaque de Gourdon, mais au moment de monter dans la camionnette, comme son conducteur, Paul Moretti, était déjà installé au volant, un des cinq hommes choisis pour cette attaque, un jeune de seize ans, qui s'est pas privé de se vanter de ses actes de résistance plus tard, a été pris de coliques.
Alors, Henri a dit :
— Bon. Je vais le remplacer à l’attaque de Gourdon.
Et il s’est fait descendre à sa place.