TANT’ANNA
Tome 1 : La dame qui levait le soleil
Danielle Baudot Laksine
TANT’ANNA
Tome 1 : La dame qui levait le soleil
Danielle Baudot Laksine
Quelques extraits :
Eh oui, je regarde derrière, y a plus personne, je regarde autour, je vois avancer les ronces, si je regarde là-bas sur la colline les restanques à vignes, à roses, à oliviers ou jasmins, je vois plus pousser que des maisons et des arbres inutiles, et quand j'écoute les gens, oh là là, j'entends parler que de la retraite et des loisirs...
Des gens tellement pauvres que dans le temps ils se seraient prêté la vache à dix, eh bien là où nous, pour nous lever la faim, on aurait semé des pois chiches et des lentilles, eusses ils plantent plus que de l'herbe à jeter et des fleurs de l'orgueil. Ils richignent pour travailler, leurs outils viennent rouilleux mais après, quand la réserve est vide, ils vont tendre la main à le gouvernement...
Ah, pauvre France, c'est tout qui est fraudé et qui va à la balançoire !
- Les dames qui lèvent le soleil ? Ah, ma pauvre, bientôt il en restera plus guère !
J'avais même pas huit ans quand cette très veille dame m'a choisie pour me donner son don... Cette madame Chauve, les gens la nommaient la Sorcière de la Carrière, alors ça me faisait tellement peur que la première fois qu'elle m'avait appelée j'osais pas lui obéir..
Tant’Anna fouille encore dans sa boîte, songeant peut-être aux regards cassés de toutes celles dont le fils, le frère, le fiancé ou l’époux n’était pas revenu... Et mères, grand-mères ou promises relevaient ensuite le front en se récitant répétitivement, pour s’en remplir complètement la cervelle et en chasser l’horreur du doute, “je l’ai donné pour la France, pour la Patrie, pour que plus jamais d’autres ne vivent mes souffrances, pour que tous les enfants à venir vivent en paix pour toujours car c’était la dernière, pas vrai ? Ils nous l’avaient tant promis que ce serait la dernière...”
Mais déjà, autour de vous, montent les forces de vie...
Vite il faut se marier, épouser sa promise, ou la veuve de l’ami, et vite-vite procréer, perpétuer la lignée, la race, la famille, remplacer ceux que la guerre a détruits, charger les bras tendus vers l’absent du fardeau léger d’un petit qui réclame, qui crie qu’il a faim et soif, qui vous remplit les heures, vous essuie les larmes. Vite, enfanter des drôles à l’image des disparus...
“Le premier travail des hommes de retour de guerre, hé hé, ça avait été de vite faire des enfants”, me disait Marius lou Borgne en riant, et cette année là que s’est finie la guerre il en était né neuf rien qu’à Opio, cinq filles et quatre garçons. Peut-être que c’est pour ça que les femmes, à la veillée, encourageaient leurs hommes à partir au Cercle, pardi, pour les laisser un peu tranquilles !
À Jacoulin, Joseph, Carlavan et bien des autres qui me courtisaient aussi je répondais : on reste bons amis, mais c'est Jules que je marie. Et puis mon père l'approuvait, il était Français. Beaucoup de jeunes venaient de l'Italie et à l'époque, oh là là, ils étaient pas aimés les Italiens. Avec Jules, on s'est mariés en dix-neuf...
Ils étaient tellement forts et tellement sauvages ces Italiens, qu’ils faisaient un peu peur. Enfin, depuis la dernière guerre ils sont venus plus gentils, plus familiers et maintenant de toute façon, Allemands, Anglais, Espagnols, Français, toutes les races se mélangent qu'on y comprend plus rien ! C’est tout qui est mesclé.
Mon chapeau ? Il a fait la communion de Gaby, tout à l'heure ça fait bien soixante ans. Les neveux ils me grondent. Tante, on veut t'acheter des habits neufs...
- M'en portez pas que je les mettrai pas ! Pardi, je suis bien dans mes vieilles affaires, et quand j'ai quelque chose de neuf, je le garde pour plus tard...
Hier, je vois arriver le médecin...
- Mais je vous ai pas commandé !
- Enfin, Tant'Anna, tout de même, vous allez avoir cent ans...
- Me parlez pas de mes cent ans, surtout pas de mes cent ans et me marquez pas des médecines, que je les prendrai pas. J'ai bien ce mal au pied qui me taquine, mais tant que je peux me soigner seule avec l'eau de javel et un peu de sel gros !
Un beau jour, voilà pas qu’elle arrive pour nous annoncer qu’elle voulait faire une bonne œuvre et donner tout son bien aux moines de Lérins ! Il faut dire que depuis un temps, on s’avisait bien que des padres, surtout un, se récampaient de plus en plus souvent pour lui faire des visites. Ah, ces padres, il faut voir comme ils avaient bien su caresser cette vieille dévote ! Ils lui avaient bourré la tête avec leurs balivernes qu'ils y enverraient des petits pauvres en vacances, qu'ils y feraient le bien, patin couffin et résultat, elle avait plus dans la tête que cette idée-là : faire une bonne œuvre pour se gagner le Ciel.
La femme, sensément, elle est plus intelligente que l’homme, elle voit plus loin. Elle est soucieuse pour son mari mais elle y fait pas voir pourquoi elle sait bien que lui il a son gros orgueil. La femme maligne, elle nous cajole, elle sait faire son petit rond, elle nous entortille et nous, tant couillons, si elle est câligne on cède, ça marche et elle nous mène là où elle sait que c’est bien d’aller, tandis que la femme qui brusque son homme, normalement il se rebiffe et même si elle avait raison elle obtient rien du tout... mais pas Tant’Anna !