PIERRE LE MIGRANT
Tome 1 : La montée vers l’herbe
Danielle Baudot Laksine
Dessins de Danielle Baudot Laksine et Pascal Baudot
PIERRE LE MIGRANT
Tome 1 : La montée vers l’herbe
Danielle Baudot Laksine
Dessins de Danielle Baudot Laksine et Pascal Baudot
Ah, c'est trois mille ans qui se terminent...
Si mon lecteur, qu’il soit natif de Mouans ou de Liège, se sent renaître à Valbonne en 1899, au pied d’un olivier, s’il se surprend, délaissant l’heure marquée à son poignet, à lever les yeux vers le soleil ou les étoiles et si, arrêtant un instant de pousser sa balle sur le golf de la Grande Bastide il aperçoit les fantômes des Russes Blancs de Valbonne courbés sur une illusion de vignes, j’aurai réussi mon livre.
Si, passant devant la chapelle de Notre Dame du Brusc il croise l’ombre de Vittorio le Sorcier, dans une ruelle de Grasse celle de Berthe la rôdeuse, s’il sent couler entre ses doigts la grappe fronfronnante d’un essaim d’abeilles et qu’en ces pages il hume une odeur de pain cuit à la chaleur des fascines et un parfum de pigeons aux olives, j’aurai réussi mon livre.
Si, roulant un soir vers Châteauneuf de Grasse il ne peut s’empêcher de chercher des yeux, dans un labour, les bougies plantées là par Giacolino arrachant en fraude ses oliviers et si dans chaque champ de jasmin il voit une Olga de vingt ans cueillant la Fleur à Opio, j’aurai réussi mon livre.
S’il récolte un brin de bourrache pour soigner son rhume, quatre feuilles d’olivier sauvage pour calmer sa tension puis remonte un mur de restanque, j’aurai réussi mon livre. Si éteignant sa télévision, il part veiller auprès d’un Ancien afin de glaner ce que je n’ai pas su recueillir...
Et enfin, si par cette histoire je contribue à ce que trois mille ans s'attardent encore un peu...
J’aurai réussi mon livre.
Quelques extraits :
Moi je suis né à Valbonne en 1899 au mois où les blés mûrissent, au pied d'un olivier...
Maintenant, au temps des olives, comme les gens ont attrapé la paresse de monter sur les arbres pour gauler, c'est les oliviers qu'ils font descendre, et pour les rabaisser, ils les mutilent, ils y coupent le tronc au-dessus des premières branches et de seigneurs de sept-huit mètres ils font des raplots de deux-trois !
Les gens demandent plus aux vieux comment il faut faire, oh non, ils l'apprennent des livres, la taille des oliviers, et le voisin, c'est à la tronçonneuse qu'il a taillé les siens, à la tronçonneuse !
On les entendait qui criaient, ses oliviers !
De nous on disait c'est des sauvages ! On était des sauvages comme les Arabes, pareil ! On était des migrants...
Un migrant... Il suit les bêtes, il suit la fleur, il suit le raisin, il suit les olives, il suit le travail, il suit tout, un migrant. Avec sa faux il monte... Il monte avec le soleil, il monte avec la chaleur, il monte vers l'herbe...
La Fleur a beau être minuscule, avec son parfum elle est plus forte que la fatigue, plus forte que la soif, plus forte que la faim. Et je cueille, je cueille, je peux pas m'arrêter de cueillir...
Elle me tire jusqu'au bout de la ligne et je me pose un peu, je me redresse et je me dis ça suffit, mais je regarde le rang d'après et je me pense allez, encore une fleur que celle là, là-bas, elle doit peser au moins un kilo !... Et sans manger et sans boire je cueille jusqu'au soir, jusqu'au bout de toute ma Fleur.
Un migrant... Il suit les bêtes, il suit la fleur, il suit le raisin, il suit les olives, il suit le travail, il suit tout, un migrant. Avec sa faux il monte... Il monte avec le soleil, il monte avec la chaleur, il monte vers l'herbe...
À force d'observer les moutons, je m'apprenais les hommes, et j'ai compris comme font les politiques pour faire marcher les troupeaux de couillons...
Les jeunes écoutent plus les arbres et se croyent de les comprendre, mais enfin, l'olivier, quand il dit au paysan "Fais-moi pauvre, je te ferai riche, c'est pas pour qu'il l'estropie, pas pour qu'il le décapite, mais pour qu'il y fasse rentrer le soleil...
À cinq ans, si je ramenais pas vers midi-une heure mon kilo et demi de jasmin, je mangeais pas...
La Terre, ils disent qu'elle est ronde, qu'elle tourne et moi je réponds que c'est pas possible. C'est pas possible pourquoi enfin, c'est facile de comprendre que si la terre se retournait, quand les rivières se trouvent de l'autre côté, comment elles feraient pour remonter ?
On n'allait pas à l'école, on n'apprenait pas des livres mais on apprenait des vieux, que maintenant personne les écoute plus, les anciens, alors ils disent plus rien ! Les gens écoutent au poste ceux qu'ils y connaissent rien et à côté d'eux y a un vieux qui a vu, qui sait, qui voudrait raconter mais à lui, ils y demandent pas !...
Les femmes de dans le temps, jamais leurs mains restaient inutiles... Pas comme celles de maintenant qui dégrainent plus, qui font plus bouillir, qui savent plus que ouvrir les boites !